Mon Grand-père raconte son vécu du 14 au 25 mars 1915 en champagne
La stratégie du "grignotage" sur le front fait 268000 morts en 5 mois.
Paul y était, il raconte cette période dans son carnet de campagne
“Grignotage de printemps en Campagne”
En octobre 1914, après stabilisation des fronts, Joffre développe une stratégie offensive résumée par la formule “Je les grignote”. Il s’agit de tentatives de percées des lignes ennemies, mais sans moyens suffisants, elles deviennent des assauts infructueux et meurtriers.
Mi-février 1915 une offensive préparée par la 4éme armée commandée par le général Langle de Cary vise à réussir une percée en profondeur entre Beauséjour et l’ouest de Perthes. Attaques et contre-attaques acharnées se succèdent jusqu’en mars.
Rappelé à 31 ans, le 14 février 1915, le soldat Paul Fabry du 2éme régiment des Zouave-Tirailleurs de la 48 éme division d’infanterie (en réserve de la 4éme armée) a vécu ce mois de mars dans cette zone du front de Champagne.
Agent de liaison avec pour mission de transmettre ordres et informations lors des opérations, chargé, comme secrétaire, d'établir des comptes-rendus de situations, il a tenu un “carnet de campagne qui relate son vécu pendant les combats.
Le récit ci-dessous concerne les engagements autour le la côte 196 entre Mesnil les Hurlus et Massiges, du 14 au 25 mars 1915.
14 mars 1915 : Je suis à St Jean sur Tourbe à la division pour savoir s’il y a des ordres de départ. Rien. Je vois le trou fait dans une maison par l’obus tombé la veille dans la soirée. A midi, départ pour les tranchées de la cote 196 (voir de Mesnil les Hurlus en passant par Wargemoulin Hurlus). Montée très pénible, 3 kilomètres de boyaux et tranchées balayés par l’artillerie allemande. Routes défoncées, boue jusqu’aux chevilles. Chevaux tués dans les champs et sur les chemins.
En arrivant aux tranchées, nombreux tués laissés sur le champ de bataille. Impossible de les enlever tellement le terrain est balayé par la mitraille. C’est sinistre. Les réseaux de fil de fer sont arrachés, les bois de sapins sont déchiquetés , le sol labouré par les obus.
Le poste de commandement de la brigade est installé dans une caverne construite par les boches à 6 m sous terre.
15 mars 1915 : Tranchées côte 196 – 51 Marne. Je descends à Mesnil pour le ravitaillement. La canonnade et la fusillade font rage. Nombreux morts et blessés dans les boyaux (du 170e et 7ème), je rapporte du Mesnil une baïonnette boche. Au Mesnil, il ne reste qu’une maison abritée par un talus. Elle est transformée en hôpital. Il y a surtout des Marocains blessés et 4 Allemands. Nombreuses tombes. A midi, au moment où nous allions remonter la route de Mesnil à Massiges où nous devons passer est balayée par l’artillerie boche. Le retour est très pénible, très dangereux. Quantités de blessés sont transportés dans les boyaux, c’est navrant.
On souffre du manque d’eau. Une fois rentré la canonnade de boche recommence de plus belle. On la laisse passer en se blottissant sous terre. Il est clair qu’on a gagné du terrain chèrement conquis par les Marocains, aussi les Allemands sont furieux. On ne se lave plus, on est dégoûtant, plein de boue blanchâtre. Nuit pénible entassés les uns sur les autres dans l’entrée de la caverne.
16 mars 1915 : Tranchées cote 196 - 51 Marne
Canonnade intense. A partir de 11h bombardement formidable avant l’attaque qui doit avoir lieu à midi quinze. A l’heure dite le canon se tait presque complètement et les tirailleurs Marocains s’élancent en dehors des tranchées. Malgré toute leur ardeur, ils sont contraints à rebrousser chemin le 170e d’infanterie ayant attaqué en retard, on se demande si on va faire une nouvelle tentative.
A 3h15 elle est fixée et à 2h30, la canonnade recommence. Cette fois c’est effarant. Un avion allemand est venu se rendre compte de la situation. Jamais je n’ai assisté à un pareil duel.
A 4h les tirailleurs marocains, les zouaves et le 122e appuyés par le 170e donnent la charge. Dans la tranchée j’assiste à ce spectacle inoubliable. Ces braves marchent en avant encouragés par le Lt Le Bris. Ils poussent des cris féroces et malgré la mitraille meurtrière, je les vois défiler à la lisière du bois et sauter dans la tranchée allemande d’où les boches s’enfuient en toute hâte. Enthousiasmes, on monte sur les tranchées pour mieux voir malgré les balles et les obus qui sifflent à nos oreilles. On pousse des hourras, on applaudit à tout rompre et je me faufile dans la tranchée pour mieux suivre l’élan. On ne pense plus au danger.
Le terrain gagné s’étend sur une longueur de 600m et une largeur de 100m. Nos pertes sont très sérieuses, le régiment de tirailleurs Marocains déjà éprouvé la veille ne compte presque plus. (le sol est jonché de cadavres). Tous les officiers sauf 2 ou 3 sont tués ou blessés. Mon camarade de lycée Méritan, lieutenant au régiment ZT est parmi les morts (tombé glorieusement en chargeant en tête de ses hommes sur des tranchée allemande dans lesquelles il est entré) Le succès nous vaut les félicitations du Général de division mais il est regrettable que notre artillerie s’obstine à tirer trop court. 3 fois pendant le combat il fallut téléphoner pour faire allonger le tir. Il paraît que plusieurs de nos hommes ont été tués ou blessés par nos obus.
Le boyau tranché est presque complètement démoli. A la nuit tombante, le spectacle est sinistre et les canons continuent à cracher la mitraille avec un bruit assourdissant en repérant au préalable le but à atteindre à l’aube de bombes éclairantes.
Les lueurs blafardes de feu d’artifice rendent le spectacle encore plus horrible. Parmi les quelques arbres déchiquetés qui restent, les cadavres ont des positions bizarres. Les uns face à terre, les autres sur le dos ou accrochés au parapet des tranchées. L’un d’eux a le bras droit tendu dans la direction de l’ennemi, d’autres sur les genoux ont fait des efforts inouïs rampant jusqu’au moment où les forces les ont trahis. Tous en général ont les vêtements déchiquetés et laissent entrevoir des plaies béantes. Lors de l’éclatement d’un obus l’un d’eux fut projeté en l’air à une vingtaine de mètres.
Le soir à 8h, je suis chargé de porter le compte rendu de l’attaque à la division, le chasseur d’Afrique Priand m’accompagne. J’en suis heureux car à travers les boyaux et tranchées on s’y perd. Je rencontre de nombreux blessés transportés sur des brancards ou qui se traînent péniblement jusqu’au poste de secours. L’un d’eux a à la gorge un trou béant. On s’enfonce dans le ravin des cuisines pour prendre un peu d’eau pure dont on est tant privé. A 11h après avoir tourné indéfiniment dans les boyaux, on arrive enfin à la division. On se repose un moment sous un avant toit et au lever du jour on remonte à la cote 196 non sans être épargnés par les nombreux éclats d’obus ou balles qui pleuvent constamment.
17 mars 1915 : Cote 196 - 51 Marne. Après un duel d’artillerie dans la matinée, je vais me promener dans les terrains conquis. Visions sinistres. Tranchées bouleversées, désarroi et affreux cadavres mutilés. Un homme est presque nu déchiqueté par la mitraille sur le parapet d’une tranchée, à la moitié de la figure emportée ; un pied nu coupé net à la cheville est séparé du corps.
A 3h nouvelle canonnade de notre part et à 4h15 le 122e d’Infanterie attaque. Je le vois bien se profiler sur la crête mais ce n’est pas l’entrain de la veille. Il arrive jusqu’à la première ligne de tranchée mais est obligé de se replier, le feu étant mis à la tranchée. Dans la nuit, l' attaque allemande est repoussée. Je vais me loger dans un gourbis de la tranchée. Il y a de l’espace mais le sol est frais et l’eau filtre par le dessus et me tombe dessus. Je me sens mal aux reins. Une furieuse canonnade boche tombe à mes côtés et m’empêche de dormir.
18 mars 1915 : Cote 196 - 51 Marne. A 8h je vais chercher de l’eau potable dans le ravin des cuisines marocaines. Je revois de nombreux cadavres qu’on commence seulement à enterrer.
A 4h15 l’attaque recommence sur tout le front. Elle est exécutée par des éléments des zouaves du 170e et du 53e. C’est palpitant. Le canon tonne de toutes parts. Je me faufile à l’est dans le boyau du 53 e et je vois nos braves troupiers charger au son du clairon et arriver jusqu’à la crête de la fameuse cote 196. Ils sont arrêtés net par les mitrailleuses ennemies. Les zouaves avancent au centre vers le nord et le 170e vers l’ouest s’empare de 2 tranchées. Hélas ces 2 tranchées avaient été minées et à 8h du soir on apprend que 2 compagnies du 170e ont sauté dans les tranchées conquises. C’est une consternation générale qui se transforme en un véritable torrent de colère lorsqu’on ramène quelques prisonniers. Jusqu’à une heure avancée dans la nuit nous sommes canardés d’une façon magistrale.
Je me repose tant bien que mal dans mon gourbis humide et froid.
19 mars 1915 : Cote 196 - 51 Marne. A 8h je descends chercher de l’eau dans le ravin des cuisines et ensuite je me promène à travers les boyaux et tranchées. Partout on ne voit que des cadavres horriblement mutilés. Le champ de bataille est un véritable charnier qui écœure les tempéraments les plus durs.
De l’avis des officiers et soldats qui ont pris part aux batailles en Belgique dans l’Aisne et sur la Marne, jamais la lutte ne fut aussi opiniâtre et meurtrière. A 5h30, attaque allemande. Nos tranchées de 1ère ligne sont renforcées par 2 compagnies du 170e. Le combat se poursuit furieusement jusqu’à la nuit. Nous restons maîtres de la situation et nous nous emparons de 3 éléments de tranchées.
Au cours de l'attaque, je vois très distinctement les « minevengers » lancés sur notre 1ère ligne. Ce sont des espèces de bouteilles chargées de mélinite lancées une à certaine hauteur par des mortiers comme les ball-trap qui en touchant le sol éclatent en produisant une déflagration épouvantable.
A peine couché je suis désigné pour accompagner à la division un sous officier allemand prisonnier appartenant au 8ème régiment de pionniers en garnison à Colbert, qui nous fournit des renseignements précieux sur l’importance des troupes qui sont devant nous (6ème bataillon des troupes du prince Friedrich eitel) et sur l’emplacement des batteries ennemies (artillerie lourde de 210 au moulin près de Grateuil). Ce sous-officier a le bras cassé, le pouce gauche traversé et 2 balles à la tête. On le panse avec soin, on le fait boire et se montre fort gentil et courageux tout le long du chemin, encadré par deux tirailleurs dont l’un vosgien parle très bien l’allemand.
Ce prisonnier avait été décoré de la croix de fer en récompense de services rendus comme observateur d’artillerie. C’est un grand bel homme de 31 ans, célibataire ayant sa vieille mère malade. On lui fait subir un interrogatoire à la division et on le dirige sur Laval.
20 mars 1915 : Cote 196 -51 Marne. Je remonte à la cote 196 vers 1h du matin. J’essuie les salves d’artillerie sur la route de Mesnil (nombreuses fusées éclairantes). C’était une contre attaque allemande qui fut arrêtée. Repos de quelques heures dans mon froid gourbi qui avait été sérieusement endommagé par un obus. Ensuite je me promène dans le boyau bouleversé par la canonnade de la veille. A 1h les Allemands bombardent notre position. Nous répondons efficacement. On apprend que notre général de division Delarue a été tué dans la matinée en observant d’une tranchée avancée
21 mars 1915 : Cote 196 -51 Marne. Notre capitaine Simonet retourne au régiment. Les Allemands bombardent sans discontinuer. A 3h15 je pars pour la division. A chaque sifflement d’obus je me blottis dans les abris à juste raison car quelques mètres avant d’arriver à la route du Mesnil, à peine avais-je eu le temps de me cacher dans un repère avec un territorial qui descendait avec moi, qu’une marmite de 210 m/m éclate exactement au dessus de nos têtes. Malgré la tranchée qui à près de 2m à cet endroit là un éclat déchiquette mon képi, m’arrache une mèche de cheveux au-dessus de l’oreille gauche en me faisant une petite estafilade. Un autre éclat traverse ma molletière, mon soulier, ma chaussette et me blesse légèrement au tendon gauche. Je ressentis surtout une forte commotion qui me couche dans le boyau tout assombri. Quand je reviens à moi-même, je fus surpris de ne pas être plus touché. Par contre mon brave voisin avait les 2 jambes coupées au-dessus des chevilles et perdait abondamment son sang. Je courus chercher des brancardiers mais je n’osais revenir car le malheureux avait succombé à une hémorragie.
Je poursuis ma route au pas de course jusqu’à la division où le général me fit prendre un café. J’en avais bien besoin pour me remettre. Après quelques minutes de repos, je rentre à la brigade jusqu’au ravin des cuisines par Olvoini. A mon retour chacun s’empresse de s'intéresser à mon aventure. Je l’ai échappé belle. La nuit dans le poste de commandement fut plutôt mauvaise. J’avais la tête lourde, je ne dormis pas.
22 mars 1915 :Cote 196 - 51 Marne. Matinée calme. A 1h un jeune soldat venant d’arriver est tué net par un éclat en allant soulager un besoin naturel. A partir de 3h, l’ennemi bombarde notre position.
23 mars 1915 : Cote 196 - 51 Marne. A 1h du matin fusillade et canonnade assez intenses. Ce n’est cependant pas une attaque. Vers 4h nous ne dormons pas, je perçois distinctement le bruit de coups de pioche paraissant venir du sous sol. Auraient-ils l’intention de faire sauter le poste de commandement ? Il est à remarquer que l’artillerie allemande tire sans interruption nuit et jour alors que la nôtre ne se fait entendre que par intervalles . Où est donc la pénurie de munitions que l’on attribue à l‘armée allemande ? On se demande pourquoi la Brigade n’est pas relevée alors que les 2 régiments sont à l’arrière depuis avant hier et que la 48ème division qui était installée au balcon est partie à Somme Tourbe depuis hier.
A 6h30 on reçoit l’ordre de se retirer à Milloy. Enfin on sera un peu en sécurité. C’est extraordinaire qu’un poste de commandement soit à 4 où 500m des 1ères tranchées et à 500 ou 550 m des tranchées ennemies surtout dans une région aussi dangereuse ayant été occupée quelques jours auparavant par l’ennemi et formant un trapèze avancé dans le camp adverse (opinion sur la façon d’opérer de notre armée)
24 mars 1915 : Le Mesnil les Hurlus Cote 196 / Tilloy et Bellay – 51 Marne - 49 km. Enfin on quitte les tranchées, chargés comme des mulets, on dégringole la cote 196 sans regret et en arrivant à Laval on éprouve un grand soulagement d’être presque en dehors de la portée des canons. Les arabes nous y attendent. Après un repas rapide on part soulagé de son sac pour Tilloy petite localité sur la route nationale de Chalon à Sainte Ménéhould . Installation bonne à la mairie. On est très heureux de passer une bonne nuit sur la paille.
25 mars 1915 : Tilloy et Bellay - 51 Marne. Après un repos bien mérité, je procède à une toilette complète. Battage des couvertures, toile de tente, nettoyage des vêtements et chaussures, coupe des cheveux et enfin une bonne douche et un changement complet de linge de corps. Quelle volupté après être restés 11 jours sous terre, sales et s’être sustanté d’aliments ayant tous le goût de macchabée. Je termine ma journée en lavant mon col de capote, mes linges de toilette, cravate molletières et mouchoirs. Bon repas amélioré par les friandises du colis. Travail d’écritures, on reçoit l’ordre de partir le lendemain.
Paul Fabry a parcouru les fronts, le 29 avril il arrive à Verdun mi-mai, il est dans le Pas-de-Calais , puis l’Aisne avant de revenir à Souans d’octobre 1915 à février 1916. De nouveau Verdun, fin mai retour dans la Marne, l’Aisne (blessé le 16/04/1917 chemin des Dames), puis la Meurthe et Moselle jusqu’à son départ pour le Maroc le 27/10/1917.
Caporal en avril, M. Fabry reçoit la croix de guerre (18/07/1915), sergent-major en 1917 il est nommé “Chevalier Ouissam Alaouître par le Sultan du Maroc. Titulaire de la Médaille Militaire le 19/09/1929, il sera fait Chevalier de la Légion d'Honneur à … 89 ans.
Claude Fabry, son petit-fils
Version orale enregistrée :
Bivouac français derrière le front.